Sierra Nevada – 4e partie

Nous nous réveillons en compagnie du soleil.   Cela nous donne l’occasion de faire sécher notre équipement avant de faire une reconnaissance du terrain.   L’endroit semble inhabité, du moins c’est ce que nous constatons jusqu’à ce que nous parlions à un jeune homme venu à notre rencontre, et qui dit prendre soin du lieu (nous saurons plus tard qu’il ne dit pas totalement la vérité).  Nous apprenons néanmoins que la famille que nous cherchons loge sur un terrain un peu plus haut, dédié à la culture de la canne à sucre. 

Une rivière coule pas très loin de là où nous situons (Bungey est parti dans cette direction). Je pars à mon tour explorer ses méandres et ses nombreux bassins.  J’en profite pour y rincer mes vêtements, que je laisse sécher sur un rocher pendant que je m’entête à trouver les fuites dans mon matelas de sol (Un matelas qui dégonfle la nuit, ce n’est pas ce qui a de plus confortable).   J’y décèle quelques minuscules trous (défauts de fabrication), ainsi qu’une trace de griffe de Martillo…  J’applique un scellant et je laisse sécher.. je verrai plus tard si l’opération a fonctionné. 

L’endroit est un terrain de jeu avec une superbe végétation, je me baigne allégrement dans le cours d’eau et ses nombreux affluents…  Je ne parviens pas à localiser Bungey mais peu importe, nous nous rejoindrons plus tard à l’endroit où nous avions établi notre bivouac.  Nous nous dirigeons ensuite à pied vers cet autre terrain où nous aurons, semble-t-il, plus de chances de trouver notre hôte…

Nous arrivons au sommet d’une colline où trône un « trapiche », un espèce de moulin en bois doté de trois cylindres, élément fondamental qui sert à l’extraction du jus de la canne à sucre.  Nous nous approchons de la maison rustique située juste derrière, où nous sommes accueillis par une famille Kogi.  Plusieurs familles, en fait, partagent les lieux, dont celle du mamo « Pilosé », qui brille par son absence..   C’était un des objectifs de ce voyage de le rencontrer (mais une des réalités du voyage n’est-elle pas de faire face aux imprévu?).  Sa femme, Josefa, est présente (avec sa fille et ses petits-enfants) et nous accueille timidement. Bungey parle un bon moment avec elle pour prendre des nouvelles.   Il semblerait que ce cher mamo est parti depuis une dizaine de jours vers un autre village Kogi situé plus haut, agissant à titre de négociateur de bétail pour un fermier de la côte.   Même sa femme ne sait pas quel jour il reviendra.. mon impression est que la notion de temps, par ici, est plutôt approximative.

De notre côté, nous sommes prêts à rester au minimum jusqu’au lendemain midi pour attendre celui qui se trouve être à la fois un mentor et un associé de mon ami ingénieur.   Nous sommes quand même tombés sur une bonne journée pour débarquer ici (à moins que ce « timing » ne soit lié à notre présence?):  suite à notre arrivée, nos hôtes se trouvent affairés dans les préparatifs en vue de tuer un cochon qui nourrira la horde de gens rassemblés en ces lieux.  

 

Hommes, femmes et enfants: tous ont leur rôle à jouer dans l’opération, sauf les plus jeunes qui observent la scène avec curiosité.  Rassembler les billots de bois pour le feu, faire bouillir l’eau pour l’épilage du « marrano ,  préparer le ñame (tubercule cousin de la yuca qui sert de met d’accompagnement).  Mais avant cela, on me demande d’user de ma force et de tirer sur la corde hissée par-dessus le trapiche et au bout duquel est pendu le pauvre animal…   C’est la méthode traditionnelle, semble-t-il, et l’animal s’éteint au bout de quelques minutes de souffrance.

Plusieurs paires de bras font la chaîne pour amener des bols d’eau bouillante, tandis que d’autres s’exécutent à peler la bête.  Ensuite vient l’étape du découpage où aucune partie n’est épargnée.  Bungey participe activement à l’opération, assisté par un homme de la communauté et par un des fils de Pilosé.  Simultanément, d’autres mains s’approchent avec des récipients et le sang qui s’écoule de l’animal est recueilli précieusement.

Ensuite, Josefa s’exécute à faire une soupe avec des morceaux de viande et le ñame.  Bungey emprunte un poêlon et prend en charge la concoction du « chicharrón ».  Je l’assiste dans cette tâche, qui consiste à faire frire des morceaux de gras dans l’huile avec une bonne dose de patience.  Un des bénéfices des cuistots est de pouvoir goûter le produit pendant qu’il est en train de cuire…  Miam!  Tout comme mes compagnons rassemblés près du feu, je me délecte de ces tendres morceaux qui fondent sous mon palais. Ça me semble prêt!  Mais tous autour de moi s’entendent pour dire « le falta », « le falta », ce qui signifie qu’il faut prolonger l’opération.  Pour réussir le chicharrón, il semble qu’il faut en arriver au point où la viande devient très sèche…  c’est sûrement une bonne idée pour la conservation, mais j’avoue pour ma part que je la préfère à mi-cuisson!

C’est entouré de toute cette tribu que nous passons l’après-midi, après avoir partagé le repas.  On communique quelquefois avec des mots, mais souvent avec des regards, dû au clivage entre nos langues maternelles…   Un fait singulier: j’aperçois certains membres de la communauté communiquer avec des signes, ce qui s’explique facilement puisqu’on m’a dit auparavant que trois des enfants « ne parlent pas » (serait-ce le langage universel des sourds-muets où un dialecte gestuel qu’ils ont eux-même inventés?). 

Aussi, la caméra devient un moyen d’interaction privilégié, surtout avec les enfants, qui réagissent parfois avec un sourire, même que pour l’un d’eux, c’est le fou rire à chaque fois.  D’autres manient nonchalamment la machette, du haut de leurs trois pieds, s’exerçant sur un billot de bois posé par terre (ont-il cinq ans ou encore moins?), et je dois me retenir pour ne pas intervenir et leur enlever l’outil tranchant des mains.   Je ne vois pourtant personne d’autre réagir… je dois être le seul à me créer de telles peurs.  Serait-ce qu’en jouant de la sorte, ils sont déjà en train de développer des capacités qui les rendront aptes à travailler une fois rendus adolescents?

Comme la pluie s’est mise de la partie, nous sommes restés à l’abri, près du feu, pendant tout l’après-midi, avec rien d’autre à faire que de flâner dans le hamac en compagnie de cette charmante famille Kogi.   Un peut de « rien faire », ça fait du bien de temps en temps, et c’est donc sur ces belles images que s’achèvera ce récit.  

Ah mais non!  Quand même, il ne faudrait pas se mettre à tourner les coins ronds.  il nous reste vraisemblablement tout un trajet à parcourir pour réussir à revenir jusqu’à notre point de départ…   Nos mules nous auront-elles attendus sagement dans ce pâturage étranger, et seront-elles prêtes à retourner au bercail, sans que nous ayions besoin de les chercher?  Va-t-on enfin réussir à voir le visage de ce mystérieux Pilosé ?  La Sierra Nevada nous attrapera-t-elle, tel un mirage, au milieu du labyrinthe de ses paysages majestueux?  C’est ce que vous saurez dans le prochain chapitre de cette saga!

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Auteur/autrice

  • Chroniqueur nomade, Guillaume Girard exerce son art à travers le voyage, s'inspirant de tranches de vie les plus diverses dans un monde en constante évolution. Chemin faisant, il tente d'acheminer des messages à ses semblables, que ce soit sous la forme d'une pièce musicale, d'un reportage ou d'un court-métrage de fiction, mettant en évidence les nombreux défis et enjeux auxquels est confronté l’humain d’aujourd’hui, dans son immense village global.

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