28 décembre. Le soleil perce à travers les montagnes et nous éblouit de sa splendeur, alors que nous nous trouvons à l’apogée de notre périple… De belles rencontres, des sourires et des regards qui resteront imprégnés dans nos mémoires. Dommage de ne pas avoir pu rencontrer cet intrigant Mamo Pilosé, ce sera partie remise peut-être.. Mais là, aujourd’hui, nous sentons l’appel de reprendre le chemin en direction de Bunkwimake et de la côte atlantique.
Encore faut-il que nous retrouvions nos montures… il se trouve que les deux mules (encore une fois) ne sont visibles nulle part, dans ce vaste champ où ils font office de visiteurs. N’ont-ils pas hâte de retourner brouter l’herbe familière qui les attend à leur domicile? Je ne me souviens plus trop de quelle façon, par un éclair de magie ou je ne sais quelle incantation, mais bon. Bungey a réussi à retrouver les deux bêtes et les ramène en direction de la cabane pour qu’on puisse les mettre en selle.
Nous faisons nos adieux à la famille Kogi, et après les avoir immortalisés au sein d’un ultime portrait, nous amorçons le trajet du retour. Content des aventures vécues, et conscient que d’autres nous attendent alors qu’il nous reste à compléter la deuxième moitié du parcours. Nous traversons une petite bourgade, nous faufilant avec les mules entre les huttes qui semblent avoir été désertées par leurs habitants (peut-être sont-ils simplement partis aux champs). Puis, nous continuer à avancer, d’un pâturage à l’autre, croisant à quelques occasions des habitants avec leurs animaux. Pendant un moment, deux jeunes garçons empruntent le même sentier que nous, et ils se chargent d’ouvrir et de refermer chacun des portails, ce qui nous évite d’avoir à débarquer de nos mules à chaque fois… Je leur file quelques pièces de monnaies américaines en guise de pourboire.
Un peu plus tard, nous arrivons à la hauteur d’un troupeau de vaches, fait plutôt banal que je n’aurais normalement pas pris la peine de mentionner, sauf qu’à ce moment, Martillo décide de partir à la chasse et d’aller mordre un pauvre veau (une récidive, puisqu’il avait fait le même coup, le soir où nous cheminions dans l’autre direction). « Martillo! Malo! » Son maître saute au sol et se met à courir vers lui avec l’intention de le punir; le chien, lui, n’en démord pas tandis que sa proie demeure prise entre ses mâchoires et pousse des bêlements de panique. La scène se déroule sous le regard hébété des vaches qui se mettent à descendre en direction de la jeune victime, totalement impuissantes face à la situation: le veau, le chien, et l’Arhuaco sont déjà loin au travers de la végétation en contrebas. Leur confrère mâle descend à son tour et se poste au-dessus de moi avec ses cornes et son air de boeuf, comme me demandant de lui rendre des comptes… mais je n’ai rien à lui répondre. De toute façon, les mules ont décidé qu’elles n’avaient rien à faire de toute cette agressivité et ont continué à avancer plus loin sur le sentier.
Finalement, il semble qu’il y ait eu plus de peur que de mal: du moins, le chien a relâché sa victime, et nous aurons évité d’avoir la mort d’un veau sur la conscience… Bungey est réapparu et blasphème contre Martillo, lui qui demeure loin derrière, n’osant plus s’approcher de peur d’être à nouveau puni pour son « crime ».
Nous continuons d’avancer, à travers collines et vallées… nous retraversons les mêmes ruisseaux et les mêmes rivières qu’à l’aller, suivant le sentier qui nous entraîne parmi les sous-bois et les pentes accidentées. De temps, en temps, je débarque au sol et fait une partie du trajet à pied, pour laisser une chance à Sombra qui semble fatiguée… Car s’il est vrai que pour conduire une mule ou un cheval, il faut savoir user d’autorité, il faut aussi trouver un juste équilibre, savoir écouter l’animal et ne pas abuser de ses forces… Cela dit, une fois que nous avons atteint le village de Bunkwimake et que nous nous mettons en route vers la finca, je n’ai plus besoin de signes ou de gestes à exécuter pour guider ma monture.. celle-ci connaît le trajet par coeur et accélère même le pas comme si elle avait hâte de rentrer au bercail.
Nous arrivons à la maison de Bungey, où j’assiste à un événement aussi surprenant que pressenti: une fois la selle enlevée de sur son dos, Sombra s’écroule sur ses genoux, signe qu’elle a tout donné au cours de cette journée. J’offre toutes mes sympathies et ma reconnaissance à cette fière et belle bête. Elle est pourtant plus haute sur pattes que son camarade qui, lui, tient encore debout… mais elle peut-être moins apte ou moins habituée aux trajets de longue distance à travers la « serranía » (un peu à l’image de son cavalier d’ailleurs). Pour ma part, je vais pouvoir profiter d’un repas et d’une bonne nuit de sommeil avant de continuer l’excursion qui nous ramènera vers notre point initial. Mais pas avant d’avoir arraché, une à une, les « garrapatas », sortes de tiques d’environ trois millimètres de diamètre qui se sont évadées des herbes longues pour se dissimuler à travers le poil de mes jambes.
Nous partons le lendemain, en après-midi, ce qui nous donne normalement assez de temps pour faire le trajet jusqu’à la côte. Marchant d’un bon pas, ni trop rapide ni trop lent, nous suivons le même itinéraire que nous avions emprunté il y a quelques jours. Environ à mi-chemin, nous arrivons à cette rivière où nous étions mouillés les pieds avant de prendre une pause sur sa rive. Et maintenant que brille le soleil du jour, j’écoute mon envie d’aller me baigner et de sentir mon corps nager à travers le courant. Dans les instants qui suivent, nous voyons apparaître quelques personnages dont plusieurs semblent familiers aux yeux de mon ami: l’un d’eux est nul autre que le grand-père de Bungey (en compagnie d’un de ses cousins). C’est quand même toute une coïncidence de les voir ici… Le grand-père et son petit-fils semblent avoir plusieurs choses à se dire; je les observe, alors qu’ils sont assis aux abords de la rivière et qu’ils discutent pendant un long moment tout en utilisant leur « poporo ». Je me dis qu’ils feraient de bons sujets pour une séance de dessin. Dommage que je ne sache pas dessiner très bien (je vais me contenter de la photo). En même temps, je suis en train de songer qu’il ne faudrait pas tarder à nous remettre en route; on n’a pas de temps à perdre si on veut arriver à la rivière Don Diego avant la noirceur…
En effet, il nous reste encore du chemin à faire et des collines à contourner avant d’arriver à destination. Nous repartons, bien rafraîchis et reposés, alors que l’après-midi commence à être plutôt avancé. Nous retraversons cette végétation luxuriante où nous avions cheminé la veille de Noël, cette fois avec toutes ses teintes de vert… Après une bonne heure de marche, on commence progressivement à sentir qu’on s’approche de la mer. Mais nous ne sommes pas encore rendus au bout de nos peintes. La descente paraît longue alors que nous nous approchons de la rivière que nous devrons traverser à la nage. Il est déjà presque 6 heures et nous entrons dans la pénombre du soir: c’est exactement ce scénario que je craignais et que j’aurais voulu éviter…
Bungey se charge d’aller chercher la barque, qui est accostée sur l’autre rive. Puis on y dépose les bagages et je traverse à la nage, comme la dernière fois, tandis que mes deux comparses font le trajet au sec sur l’embarcation de bois. Mais non! Le chien Martillo, encore une fois, vient de se jeter à l’eau… Impression de déjà vu. « Coudon, il n’apprend pas ce cabot? » Le courant l’entraîne, encore une fois, malgré qu’il se débatte énergiquement avec ses pattes. Je m’inquiète pour sa vie, et je suis prêt à me lancer à sa rescousse; son maître, lui, me suggère de le laisser se débrouiller. Finalement, je n’aurai pas eu besoin d’intervenir cette fois: le chien a réussi à rejoindre la rive tout seul, plusieurs mètres plus loin.
Bon, là, il fait noir. Bungey est parti chercher la moto, je ne sais pas où il l’avait foutu et s’il fallait qu’il la déterre avec une pelle, mais j’ai dû l’attendre un bon moment avant qu’il revienne. Je dois avouer, pour une fois, que j’ai la chair de poule, pas tant à cause de l’eau froide dans laquelle je viens de me tremper qu’à cause du trajet qui nous attend… et dont j’ai pris conscience tout le long de notre marche. Je me rappelle de la route que nous avions emprunté pour venir jusqu’ici, avec ses pentes raides et ses nombreuses crevasses… un des pires chemins sur lequel j’ai eu à circuler jusqu’à aujourd’hui. Et là, nous allons devoir faire cette demi-heure de descente, en pleine nuit, les trois sur une seule moto? Ça me semble une idée de dingue. Heureusement que les freins fonctionnent… mais le phare de la moto, lui, fait des siennes et n’arrête pas de s’allumer et de s’éteindre de façon intermittente. Ça semble être un mauvais contact. Nous nous arrêtons à quelques occasions pour tenter de résoudre le problème, isolant des fils du mieux que nous pouvons avec des morceaux de ruban adhésif médical. À chaque fois, nous avons espoir que ça fonctionne mais rien ne change. On continue malgré cette moyenne contrainte d’éclairage.. croisant au passage quelques motos qui montent où descendent, nous démontrant que nous ne sommes pas les seuls à emprunter cette route de fou. Je me sens plus ou moins confortable, avec mon sac à dos et mes deux autres sacs à bandoulière, une main agrippée sur la barre de métal à l’arrière de mon siège. Pris en sandwich entre Bungey et moi, le chien Martillo réussit tant bien que mal à se tenir debout sur mes cuisses, mais côté transfert de poids… disons qu’il ne se mériterait pas une médaille. J’essaie de rabaisser son train arrière mais rien à faire, il ne bronche pas. À un certain moment, la route devient plus cahoteuse et on doit faire tout ce qui est en notre possible pour éviter un dérapage tragique; on décide d’envoyer Martillo au sol. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à bien se tenir, maintenant il lui faudra courir…
Après quelques kilomètres, on s’arrête pour attendre le pauvre chien, on ne voudrait quand même pas qu’il s’épuise complètement. Il finit par nous rejoindre et il essaie de grimper sur moi en brandissant ses pattes d’en avant; Bungey l’agrippe et le place sur mes genoux. On continue à trois sur la moto. Un peu plus loin, celle-ci a de la peine à monter certaines côtes, et c’est à mon tour de débarquer et de la suivre au rythme de mes deux jambes. Ça me permet de prendre une pause de nerfs, de bruits et de vibrations.. J’admire le ciel étoilé. Orion est bien visible à l’horizon. Je remercie mon étoile, sans être trop certain de laquelle il s’agit parmi la multitude qui s’offre à ma vue. L’air est bon.. on sent qu’on n’est plus trop loin du bord de mer. Après une nouvelle vérification, Bungey a réussi à régler le problème électrique (je crois que ça provenait de la boîte de fusibles mais je ne suis plus trop certain). Je suis prêt à reprendre la descente, je m’y suis habitué. Je n’ai plus peur. Pas plus peur d’attraper un virus que de tomber en bas d’une moto. J’ai compris et j’assume que pour vivre intensément, il faut accepter que la vie comporte sa part de risques..
Encore quelques courbes et quelques descentes, et nous finissons par atterrir sur la route principale. Asphaltée, droite, horizontale.. Terminée, d’un coup, l’aventure en région sauvage. Le moteur accélère et embraye à la vitesse du monde civilisé. Prochaine destination: Palomino, où la rumba nous attend…
Auteur/autrice
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Chroniqueur nomade, Guillaume Girard exerce son art à travers le voyage, s'inspirant de tranches de vie les plus diverses dans un monde en constante évolution. Chemin faisant, il tente d'acheminer des messages à ses semblables, que ce soit sous la forme d'une pièce musicale, d'un reportage ou d'un court-métrage de fiction, mettant en évidence les nombreux défis et enjeux auxquels est confronté l’humain d’aujourd’hui, dans son immense village global.
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