Sierra Nevada – 2e partie

Nous entamons notre ascension nocturne, moi l’étranger venu du Nord, l’ami Arhuaco et le chien Martillo.  Nous marchons en silence, tel trois rois mages dans le soir du 24 décembre, avec comme différence que ce qui nous entoure est loin d’être un désert mais plutôt une végétation luxuriante…  avec plusieurs endroits où nous pouvons nous arrêter pour nous reposer tout en nous abreuvant aux sources des ruisseaux et rivières cristallins qui abondent dans la région. Dans l’idéal, nous aurions été accompagnés d’une mule et/ou d’un cheval pour nous aider à charger notre équipement: moi, avec tout mon attirail électronique et Bungey avec son colis de vivres dont il a pris en charge la livraison (et qui contient un mystérieux poisson).  Plusieurs fois dans le trajet, il me propose d’alléger mon fardeau en portant un de mes sacs;  je lui réponds que ça va, l’équilibre est bon et on poursuit notre procession…  Puis c’est lui qui décide de délester une partie de son chargement, devenu trop lourd pour la distance qu’il reste à parcourir, en cachant le sac de vivres (avec le poisson dedans!) à travers la végétation. 

Nous continuons à cheminer dans la noirceur…    Puis nous prenons le temps de nous arrêter, après avoir traversé une autre rivière, et de jaser de tout et de rien.  Le trajet est supposé durer 3 heures mais en réalité, ça devient beaucoup plus long et une fois habitués au rythme de la marche dans la clémente douceur du soir, on finit par avoir cette impression que le temps n’existe plus…   On arrive enfin à Bunkwimake, où Bungey prend le temps de saluer un des chefs du village qui surveille les environs du puits situé à l’intérieur des murs, ainsi qu’un groupe de jeunes affairés devant les bureaux de l’école à regarder des vidéos sur leurs téléphones cellulaires. On repose un peu nos épaules et on s’offre une boisson rafraîchissante  (le bureau de l’école, en plus de diffuser le signal wi-fi, abrite un précieux frigo).  À part cela, le village semble plutôt calme: aucun signe de festivités apparentes, seulement la rumeur d’un certain oncle qui joue de l’accordéon et qui accueillerait une fête chez lui. 

Nous remettons les sacs sur notre dos.  Il reste encore du chemin à faire pour arriver à la maison de Bungey: 20 minutes de marche, m’assure-t-il, à condition de marcher d’un pas rapide  (facile à dire, mais pour ma part je dois composer avec des sandales mouillées qui glissent à chacun de mes pas).  Cette portion du trajet me semble interminable…  Puis, le paysage change: nous traversons une clairière parsemée de rochers qui s’avère être un pâturage, puis une autre rivière, puis une plantation de cacao, encore une rivière, puis nous atteignons un monticule de pierre au bout duquel se trouve la maison.  Enfin!  Nous sommes aussitôt accueillis par les jappements d’une horde de chiens (il doit y en avoir 3 ou 4, sans compter Martillo).  Solaida, une amie de la famille de Bungey, est à l’intérieur et cuisine un plat sur le feu, sous le regard intéressé de trois chats que j’aperçois à travers la pénombre.  La maison est toute simple, semblable à toutes celles qu’on trouve par ici: quatre murs en béton et deux ouvertures en guise de portes. Une table, une radio, trois enfants (dont deux dorment sur une couverture posée sur le sol)

cuisson sur le feu
un plat sur le feu qui attire les curieux...

Après avoir mangé une portion de pâtes, moi et Bungey installons nos hamacs dans la « tienda » (une construction sommaire annexe à la maison, qui consiste en un toit dressé sur des poteaux de bois). Nous allumons un feu au centre pour combattre la fraîcheur de la nuit.  Le sommeil est léger, mais l’endroit est confortable…  j’avais depuis un bon moment basculé dans le monde des rêves lorsque j’ai été ramené à mes sens: de toute évidence, quelqu’un s’est introduit dans notre espace de repos.  Je ne sais pas s’il s’agit du Père Noël, mais il parle une langue que je ne comprends pas, et il semble bien « borracho », tandis que le haut-parleur de sa radio diffuse un air de vallenato à un volume qui dépasse largement le point de saturation.  J’attends que ça passe, les yeux fermés, tentant tant bien que mal de regagner le sommeil malgré cette présence bruyante à deux mètres de mon hamac.   (J’ai su plus tard que c’était un cousin de Bungey qui avait décidé de venir ici pour faire le « party »)

Bungey dans son hamac
Bungey dans son hamac

En matinée, je me permets de rester dans le hamac pour relaxer et écrire dans mon journal, et ce n’est pas très long avant qu’un des enfants, aussitôt imité par son jeune frère, pointe son nez curieux et se mette à m’observer de près.  C’est moi le principal « intrus » après tout, ou disons plutôt un visiteur d’un autre monde, outillé d’un calepin et d’un crayon, d’une caméra digitale, et d’autres gadgets qui captent l’attention des bambins. Solaida vient me rappeler qu’il faut manger, et ensuite, après avoir dégusté une portion un peu trop généreuse de ñame (tubercule semblable à la yuca, qui pousse dans cette zone tropicale), je me lève pour faire une tournée de reconnaissance du terrain.  Canards, chiens maigrichons, poules, coqs, poussins et dindons, en plus des humains et des chatons, tous font partie de cet écosystème familial que j’observe circuler à l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur de la maison.

Ensuite, Bungey me fait faire la visite de la plantation de cacao et j’ai l’occasion de goûter à ce merveilleux fruit (une première pour moi), directement cueilli de l’arbre. Après avoir percé la carapace orangée, on y trouve une chair pulpeuse, et vraiment délicieuse!  Wow!  Ça goûte les bonbons!  (Vous vous souvenez, ces jujubes en forme de dentiers qu’on nous vendait au dépanneur?)  Et à l’intérieur de chaque morceau se trouve la fameuse graine de cacao, si chère aux tribus ancestrales et au monde occidental, depuis qu’on a appris à la transformer en chocolat).  Mais dans ma situation, à quelques exceptions près, j’ai tendance à la recracher systématiquement au sol car son goût amer fait pâle figure à côté de la friandise que je viens de goûter…

Ça m’amène à me questionner sur la faible notoriété de la pulpe de cacao (idem pour le fruit du caféier, dont la saveur est aussi très agréable)…  Soit il s’agit d’un secret bien gardé (dans ce cas, je me repens de vous l’avoir dévoilé), soit on parle d’un trésor gaspillé.. et on se perd une belle occasion de préparer d’excellentes confitures!

le fruit du cacao

Cet après-midi de Noël sous les cacaotiers nous amène la visite d’un étrange personnage, on aurait dit un lutin tout vêtu de blanc…  Il se présente comme Mamo « Manol » (honnêtement, je ne suis pas certain si j’ai bien compris son nom).  C’est un gardien Kogi, et son rôle est de veiller sur la colline avoisinante.  Il est donc bien connu ici, et son irruption spontanée donne l’occasion à lui et Bungey de se recueillir et de partager en présence d’objets sacrés qui accompagnent le rituel de « pagamento ».  Au cours de celui-ci, ils font don de leur gratitude et de leurs intentions à Serankwa, Dieu créateur, ainsi qu’à la Mère Terre; moment privilégié qui est suivi par une baignade, afin de nettoyer le corps et l’esprit, dans les eaux diluviennes d’une rivière où s’est couché depuis peu un arbre centenaire. 

Auteur/autrice

  • Chroniqueur nomade, Guillaume Girard exerce son art à travers le voyage, s'inspirant de tranches de vie les plus diverses dans un monde en constante évolution. Chemin faisant, il tente d'acheminer des messages à ses semblables, que ce soit sous la forme d'une pièce musicale, d'un reportage ou d'un court-métrage de fiction, mettant en évidence les nombreux défis et enjeux auxquels est confronté l’humain d’aujourd’hui, dans son immense village global.

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